Par Sara Ghazali, et Eloi Morterol.
Ça commença aux environs de trois heures et demie par un léger gratouillis aux fenêtres, deux mois auparavant. Nous habitions en ce temps-là au dernier étage de l’immeuble. Au 24ème très exactement. Le plus agréable selon le propriétaire. Parlons-en ! Il était bien situé sans aucun doute… entre deux nuages… et un cauchemar. Mais laissez-moi vous le décrire. Par où commencer ? Charles l’avait choisi pour le pot de fleurs situé sur le rebord de la fenêtre au quatrième. Raison que j’avais trouvée tout à fait suffisante pour notre installation 17 étages plus haut. Évidemment, nous avions cordialement détesté la gentille mère de famille qui possédait ce pot-là, et qui n’avait pas voulu nous le céder. Autour du pot de fleurs, une fenêtre. Comme la nôtre. Autour de la fenêtre, un ravissant bâtiment datant du début du XIXème. Sans doute bâti par un illustre architecte aussi inconnu que talentueux. Les briques rouges, délavées par les pluies fréquentes dans ce quartier, donnaient à la demeure la couleur du coucher de soleil que j’admirais lorsqu’enfant mes parents nous emmenaient dans les dunes proches de l’océan. Cette teinte rappelait à Charles la couleur des joues de sa mère mourante.
Au rez-de-chaussée vivait… le Concierge. Aussi vieux que la bâtisse. Quoique plus croulant qu’elle. Il habitait dans une unique pièce qu’il laissait ouverte à tous les vents, et à tout habitant. Etaient rangés là les parapluies de chaque appartement, la radio qui diffusait constamment un vieux blues, un lit, un livre, un four, et le vieil homme. L’escalier en pierres noirâtres, polies par le temps et les fréquentes allées et venues des habitants, montait jusqu’au 20ème. Pour atteindre les étages supérieurs, il fallait emprunter l’escalier des bonnes, nettement moins majestueux, mais bien plus charmant. De fond en comble vivaient pèle mêle et indifféremment le Concierge, la mère de famille et ses charmantes têtes blondes, un scientifique à moitié fou, Jojo, Gervaise la vieille fille du 45, un jeune hippie qui s’était autoproclamé artiste, un aristocrate, et tant d’autres qu’on ne voyait jamais… Sans nous compter évidemment.
Le gratouillis persistait. Deux mois que nous l’entendions tous les jours. À la même heure. Ma théorie la plus logique reposait sur le fait qu’un écureuil ponctuel puisse nous harceler pour des raisons obscures. L’explosion de rire que mon idée reçut alors que je l’exposais à Charles l’avait à jamais détruite. « Espèce de bouquiniste sceptique ! » avais-je osé lui répondre avec hauteur. Ses livres… voilà bien tout ce qui l’intéressait. Toujours est-il que le bruit nous poursuivait de son ire, il nous réveillait toutes les nuits. Je peux vous l’avouer, j’ai commencé une enquête, il y a déjà une semaine, et aujourd’hui je l’attendais! Charles m’aidait comme il pouvait. Cela dit sans lui je ne serais sans doute pas en train de l’attraper… ce bruit. Je lui avais demandé comment récupérer des informations sur la création de l’immeuble, et la seule chose qu’il avait trouvée à me répondre fut que je ferais bien de m’intéresser à la seule chose vivante ici…
-Essayons la Radio ! Avais-je conclu. Visiblement il s’attendait à autre chose.
J’étais descendu en hâte dans l’appartement du bas, il y avait une tarte et un soufflé dans le four qui brulaient en grand concert, et aussi bizarre que cela puisse paraître, la radio était éteinte. Totalement loufoque, jamais elle ne s’éteignait! J’essayais de tourner les quelconques boutons afin de la ramener à la vie, mais rien n’y fit. Elle refusait de m’obéir. Le vieux surgit de derrière les parapluies. Il jeta un regard apeuré vers l’objet éteint, et sortit comme s’il avait le diable au cul. Tout allait de travers ce jour-là, il n’avait pas pris son parapluie. Il savait pourtant que l’intempérie du soir avait été avancée vers le milieu d’après midi suite à la discussion entre les associations : « les amis du quartier » et « un quartier d’amis ». Étrange après-midi vraiment. Soudain le lit grinça. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais ce bruit m’atteignit en pleine face. Un bruit violent, plein d’une méchanceté souveraine, d’une haine du silence si profonde que j’en fus choquée. Je remontais en courant les 24 étages, et trouvais Charles dans son monde de mots et de phrases silencieux. L’évidence m’apparut lorsque j’entendis toutes les portes de l’immeuble s’ouvrir en même temps, les pinceaux du hippie s’agiter, la guitare de Jojo jouer, la télévision de la vieille jacasser, la domestique de Monsieur le Marquis rouspéter, les expériences du scientifique exploser… J’entendis même la fleur de la mère de famille en train de pousser. Notre maison était infestée de bruits! Je fermais la porte, fit un signe discret à Charles et lui donnais les conclusions de l’enquête. Le silence subissait les assauts de ses éternels ennemis qui aiment tant se glisser dans la plus anodine des choses… l’homme. La bâtisse subissait une attaque en règle depuis trois mois, et se voyant découverts, les assaillants lançaient la dernière offensive. C’est là que j’entendis notre bruit, celui qui se chargeait de notre silence, celui dont la mission nous concernait. Il se propageait doucement, mais de façon insidieuse par l’escalier transmettant les instructions aux autres. Charles et moi-même étions responsables du silence de la maison…
Aujourd’hui je suis prête, après une semaine de travail acharné, Charles, ses livres, et moi-même avions trouvé la solution. Le moyen inventé, il ne restait plus qu’à l’utiliser. Le général ennemi sentant l’atmosphère silencieuse de la pièce dut comprendre combien le son de ce moment allait déterminer l’issue de cette guerre. Il jeta ses dernières forces dans la bataille. La pluie se mit à tomber drue, claquant contre les vitres, lançant des milliers de piques, perçantes, hurlantes. Les volets claquèrent sous l’effet du brusque vent. Ce fut lorsque le pot de fleurs chut que je lançais la contre-attaque. Je tournais lentement autour de cet étrange grattement, et lui imposais le silence d’un regard, pour cela il suffisait d’une chose… d’une phrase. C’est tout naturellement Charles qui m’avait donné une fois de plus la solution. Je n’eus besoin de dire qu’une phrase. Une seule.
«On fait beaucoup de bruit pour obtenir le silence »
Désarçonné par cette simple réalité des choses, le bruit chut une première fois. Comment? Pourquoi, lui, ne voudrait-il qu’une chose? Celle-là même qu’il hait le plus? Je sentis qu’il se fermait à toute réflexion et donnait le coup de grâce.
« Beaucoup de bruit pour rien », mon cher… car « le silence est l’interprète le plus éloquent de la joie». Élevez-vous l’esprit. Devenez humain et pourquoi pas… divin? J’ai une solution à vous proposer, le silence est un monde que rien ni personne n’empêchera de vivre, il est. L’homme sans silence n’est rien, vous les bruits vous n’êtes bruits que par le silence, le silence à nos oreilles vous fait vivre. Qui nous donnera l’ouïe si vous le submergez? Devenez intelligent.
Le gratouillis m’écouta. Et lorsqu’un bruit écoute, le monde se tait.
Le concierge tourna le bouton et le concerto pour piano nº 01 en Fa majeur se fit entendre dans la vieille maison. Le bruit avait appris à penser. Les Fragments de culture de mon cher Charles avaient fait des merveilles. Je décidais de me lancer dans la lecture des Misérables.